Les adresses à vivre 3

Publié le 9 Juillet 2019

Chapitre 3

Je m'émancipe avant même d'avoir six ans. Tout d'abord quelques minutes, puis une heure par-ci, par-là. Et à la fin, des après-midis entières. Je n'arrive pas à comprendre comment c'est possible cette liberté. Je la défendrai bec et ongle dès que j'y aurai goûtée. Le toboggan est très haut. Les descentes brutales. En général, les arrivées tête la première. J'ai une jupe pied-de-poule, un pull à col roulé, de longues chaussettes blanches et des cheveux fous en bataille. Suis-je déjà infréquentable ? Dans l'appartement, une table de salle à manger de western, ronde avec quatre chaises que l'on retrouve encore aujourd'hui dans des restaurants de faux Far West. Un abat-jour en tissu à carreaux bleu très foncé y diffuse une lumière démente de partie de poker. La cuisine est un mouchoir de poche, la salle de bains, une serviette en papier dans laquelle il a forcé une machine à laver à entrer. C'est le lieu de tous les hurlements. On y passe la lotion contre l'impétigo. Il s'attrape dans les bacs à sable où vont s'abandonner les chiens et les morveux qui n'ont pas le temps de remonter dare-dare dans les étages. C'est devenu une salle de torture. La cuisine lui fait concurrence. Un jour de fête, ils m'y contraignent à terminer une tarte dont, innocente et goinfre, j'avais exigé la plus grosse part. La pâtisserie se révèle mauvaise. L'odeur fade de la pâte mal cuite me révulse encore le cœur. Hors de question de sortir de table. Ils vont me donner une leçon. J'y reste attachée à la chaise tout le repas du soir puis le petit déjeuner du lendemain. Affamée, je déclare forfait le midi et déglutis le cœur révolté les bouchées refroidies et détrempées.

Jamais plus on ne me forcera et jamais je ne forcerai. Ça, au moins, c'est dit. Je poursuis. Il suffit de fermer les yeux et de chercher dans le noir. La cuisine, la salle de bains, le salon de cinéma. Sans télé. Il n'est pas nécessaire d'aller très loin. Aucune idée de glissade. Un couloir, une chambre, un lit. Je n'y entre pas à moins que cela ne soit dimanche ou la fête des Mères. Peut-être aussi les jours d'anniversaire. Je saute, me roule, m'immisce. Il plie ses genoux. Je fais l'ascenseur. J'ai du mal à m'arrêter. L'excitation m'étourdit. Je vacille, casse le verre posé sur la table de chevet. On me fait sortir. Je boude. À droite, la chambre petite et le placard aux papiers à dessin. Qui a donné ces feuilles ? Je prends une chaise, me hisse, saisis quelques coloriages. Tout s'écroule. Je fourre le tout au fond de la penderie. Qu'importe, nous n'avons que deux vieux crayons de couleur. Sur le lit d'osier, la couverture bouloche. Bleue ciel sur les draps blancs. Moi, je n'en ai pas. Chaque nuit, ma sœur y frotte son nez et en arrache les fibres synthétiques. Le matin, on compte les cadavres.

La frange coupée court. Les cheveux baguettes. Les yeux légèrement dissymétriques. Elle me sourit. Elle est encore douce et m'aime sûrement. Nous dormons dans la même chambre. Au réveil, nous sommes une paire. Elle m'accompagne dans mes fugues. Je ne sais qui précède l’autre, mais ce jour-là, je crois bien que je l’emporte. Les cicatrices se suivent. Retour de piscine, la main en creux sous le menton. Le sang coule, chaud et visqueux. Nous cheminons la petite devant la grande. Un adulte nous raccompagne. C’est le maître-nageur. J'ai glissé. Ma peau fendue comme une miche de pain en un seul trait bien profond. Il faut recoudre. On la cherche. Où est-elle partie ? Sa cigarette, toujours, dans le sillage, elle arrive d’un pas paisible, étonnée de nous voir ici. Elle interroge de l’œil, grommelle pour la forme. Elle ne sera jamais violente, jamais méchante. Elle a d’autres rêves. Et surtout pas l’intention d’être celle qui commande. Je ravale mes larmes. Me voilà sauvée. Elle me saisit, me secoue un peu pour la forme. Je ne reste jamais tranquille. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Nous sonnons chez le docteur. La situation vaut l’urgence. Nous n’attendons pas. La longue aiguille recourbée entre dans la chair, patiente, tenace, précise. Elle tisse une petite rigole piquetée d'un fil noir enduit. Je crâne et me tais. Quand on me demande si j’aime le beurre en collant sous mon menton le bouton-d’or du mois de mars, on s’étonne de voir la trace perlée.

Rédigé par Fragon

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