Les adresses à vivre 14

Publié le 30 Juillet 2019

Chapitre 14

Elle bataille pour racheter sa part de l’appartement. Elle qui n’a jamais rien eu, la voici qui devient pour la première fois de sa vie propriétaire. La porte se blinde. La serrure, montée à l’envers. Elle confie ses doubles à la voisine. Sur le palier, les interrupteurs demeurent les mêmes. Ils témoignent du temps. J’aime leur gabarit arrondi et la forme désuète des lettres qui guident le visiteur vers la lumière. On glisse dans l’échancrure de la sonnette, ses noms et prénoms qu’on prend le soin de découper dans une carte de visite. Elle tient absolument à garder son nom de femme mariée. C’est l’identité qu’elle revendique. La sienne ressemble à une pelote de fils barbelés hérissés de pointes très aigües et mortelles. Le paillasson s’éternise. Rien ou presque rien n’est modifié. Tout du moins, dans l’ordre des choses extérieures. Le tapis, la table de salon, le gros bahut aux pieds replets restent. Ils font silence, une sorte de pieux mutisme. Ils ne laissent rien entrevoir de cette vie qu’elle subit. Le canapé change. Les literies aussi. Elle prend soin de supprimer la baignoire et à la place, elle y installe une douche. Elle conserve son souci de l’économie et son obsession de la simplicité. Par la vitre opacifiée, je devine la bouteille de savon qu’elle n’a pas eu la possibilité de terminer. J’ai la même chez moi. Ça me permet de sentir un peu de sa peau par-delà l'oubli.

Dans les placards, des choses disparaissent. Elle jette, déchire, donne. Elle se vante tout haut de faire le vide. Alors que je passe un week-end avec elle, il m’arrive de gémir. Quand même, les photos. Je revendique mes droits. Elle hausse les épaules. Je m’en ferai d’autres.

Pourtant, elle cache aussi beaucoup. Mais ça, je ne le sais pas. Elle se contente de prétendre à une destruction massive de ce qu’ils ont vécu. Elle fait de grands gestes. Elle m’envoie une fin de non-recevoir. Mon père est un salaud, un traitre, un lâche. Sept ans de mensonges. Les mots cinglent et les mois passent. Elle recommence à sourire. Un jour, enfin, elle rit. Les cigarettes mentholées se consument devant ses yeux qui, de nouveau, se plissent et en font une femme attirante. À travers les cloisons, la vie reprend ses ahanements.

Celle que j’ai été ici s’éclipse. Ma sœur aussi d’ailleurs. Loin, très loin, dans un anéantissement sidéral. Une sorte de trou noir.

L’appartement nous reviendra de droit quand elle aura définitivement disparu, mais nous n’en serons que les propriétaires en attente.

 

Petit à petit, le logement se réinvente. Certaines pièces rétrécissent, d’autres prennent plus de place. Dans l’espace transformé, je me heurte à d’invisibles bornes. La chambre parentale grossit au point d’en devenir oppressante et oppressive. Elle incarne soudain tous les objets de désir et se métamorphose en un lieu de passage pour des hommes dont on ne connaîtra jamais que les souffles furtifs. La nuit, je frôle des cloisons de verre. Je me lève dans mon sommeil et me retrouve enfermée, à moitié asphyxiée dans le placard. J’ouvre la porte-fenêtre et me réveille déconcertée sur le balcon. Ces réveils nocturnes ne l’inquiètent pas. Elle ne m’entend jamais. Alors, je retourne me coucher.

 

Les jours passent. Je rame de long en large dans la cuisine enfumée. Je m’écoute grandir. Le miroir ne ment pas. L’univers se racornit. Cette promiscuité entre femmes et filles empêche nos respirations. Chacune entre et sort à son gré. Certains croisements s’opèrent à angle droit. Peu à peu, les habitudes se modifient. Elle travaille de nuit. Au creux de la journée, le silence résonne. Un ennui mortel se met à bourdonner dans la platitude de l’espace partagé. Nos ombres se déplacent, ouvrent et ferment les portes. Alternance de jours et de nuits. Les repas se déroulent insignifiants et taciturnes.

 

Depuis des mois qu’il est parti, je ne peux m’empêcher de glisser dans l’ombre de ma sœur. Je quémande une protection. Celle-ci m’accorde de temps en temps l’aumône et me laisse l’accompagner. Si on ne s’empoigne plus par les cheveux, les conflits apparaissent plus larvés, moins francs, plus pernicieux. La voici qui m’oublie, qui s'efface sans me prévenir. Je me retrouve dans des situations difficiles. Elle agit comme si je n’existais pas. Nous arrivons quelque part ensemble, mais très vite elle disparaît. Je la cherche des yeux. Des couples se forment. On me regarde, étonné. Je suis trop jeune. Elle n’est plus là. Je rentre seule dans la nuit. Au matin, sommée de s’expliquer, elle se défend de l’avoir fait exprès. Elle se moque de moi. Si je m’oppose, elle ne le supporte pas. Régulièrement, elle s’effondre et s’agite de tous ses membres tout en poussant des cris sourds. Elle tape des pieds. Ses yeux se révulsent. Ses mains crochètent le sol. Je patiente. Je m’inquiète. Je vacille. Un chant passe. Elle se relève, m’accuse de je ne sais quoi. Je suis punie. Ma mère hausse les épaules. Je suis la petite, mais je dois comprendre ce qui est bon pour la grande. À quoi est-ce que je pense.

Rédigé par Fragon

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