privilèges
Publié le 2 Janvier 2011
Elle en est arrivée à l’instant même où ses chevilles se dérobent contre sa propre volonté. Obstinées, elles s’entêtent à s’enfoncer dans le sol qui les porte et veulent empêcher son corps d’aller à sa tâche. Son esprit la gourmande et pointe du doigt sa tendance à s’apitoyer sur son sort. La fin de la journée est grise, un peu triste. Elle tourne en rond à se gaver de madeleines rassies, à croquer des bouts de chocolat, à laper du thé brûlant afin de s’étourdir et éloigner les démons du vide. Dix fois, elle vérifie si elle n’a pas oublié un papier important. Elle brasse, déplace, entasse, replace ce qui n’a jamais été rangé ni vraiment dérangé. Elle vire reluquant du coin de l’œil la valise dans laquelle elle voudrait tout empiler , meubles, couvertures et nuages molletonneux de ce très long mois de janvier. L’homme au long cours fait semblant de ne pas savoir ce qui va arriver. Quand sa tête se met à dodeliner, il l’enferme dans ses bras et la secoue comme si elle était une bouée à extirper des remous de la houle. Il fait « tttttt.... » avec la langue pour l’empêcher de parler et la serre de plus belle, à l’en étouffer. C’est sa façon à lui de lui dire qu’il la comprend. Il est si silencieux et les mots lui sont comme autant de choses étrangères. Reconnaissante, elle se laisse faire, profitant de son fortin de fortune. Il lui suffit d’être près de lui pour baisser sa garde. Ses muscles se sont peu à peu détendus, la tension s’est relâchée même si elle n’a pas ouvert un livre et n’a pas fait dix pour cent de ce qu’elle s’était promis de faire. C’est déjà fini. Il va falloir repartir.
Ce matin, par politesse, ils sont allés visiter leurs jeunes voisins. Ils sont installés depuis douze mois, mais avec leurs va-et-vient incessants, ils les ont à peine croisés. Leur maison tout juste rénovée est magnifique. Bien arrangée, décorée avec goût, spacieuse et lumineuse. Moderne. Grise et blanche. Au moins deux fois la taille de la leur. Trois petits enfants en animent les murs. À leur arrivée, le plus jeune s’est caché dans une encoignure de meuble, contrarié d’avoir cabossé sa belle boîte à figurines déposée sous le sapin. Les voisins ont pris une sorte d’année sabbatique et sont bien contents d’être arrivés au bout des travaux. Ils aspirent à reprendre une vie plus stimulante, ce qui va être plutôt difficile dans ce trou de campagne. Ils ne sont pas restés longtemps, en retournant sur ses pas, elle a senti la jalousie l’étreindre. Ils sont ce qu’ils étaient un peu plus de quinze ans auparavant quand l’infante était petite et qu’ils trainaient derrière eux leurs gosses, leurs chiens, leurs chats et leurs amis de passage. Tout alors était à faire. La vieille pomme n’était pas si vieille. Elle savait encore combattre les uns et les autres avec ses mots à l’emporte-pièce et ne se contentait pas d’attendre sa fin. En passant le porche de la maison, elle a lancé un coup d’œil circulaire et elle a vu.
Les enfants supplémentaires qui ne viendront jamais, ceux qui ont traversé leurs vies et qui s’en sont repartis arrachant par leur départ les racines plantées dans leurs cœurs. Le capharnaüm dans lequel ils s’obstinent à vivre, incapables de jeter quoi que ce soit. Les peintures qui ne seront jamais terminées, les meubles qui resteront les mêmes surtout ceux qu’on leur a laissés en héritage alors qu’ils n’en ont aucune utilité. Ne parlons même pas de préférence. Elle a eu comme un coup au cœur. Pourtant quelle qu’en serait l’issue, la promenade avait été déjà sacrément longue pour en certifier la valeur.
Elle a pensé à l’odeur de cerise du thé de Noël, à la grosse armoire de la cuisine pleine de bonbons, de paquets de biscuits et de meringues pour manger avec les framboises, aux quinze jours volés à une vie de travail et elle a su qu’elle avait largement de quoi affronter son nouveau départ.