L'imaginaire stratégique 2

Publié le 22 Août 2017

Dans la tiédeur du cabinet, la cheffe du gouvernement frappa du poing sur la table. La jeune énarque qui lui servait de secrétaire tressaillit bien qu’elle fût habituée à ses sautes d’humeur. À l'angle du bureau présidentiel, un transistor à ondes courtes permettait à RFI d’émettre en sourdine, et CNN ronronnait dans un coin de la pièce laissant sa bande déroulante afficher la folie du monde. On ne pouvait plus continuer comme cela. La sous-région était devenue une zone de non-droit et le pays était de ceux que l’on montrait partout du doigt. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Ils avaient créé des écoles, subventionné des universités, allongé l’âge de la scolarité obligatoire. Hythlodée se contenta de hocher lentement la tête. Elle savait ce qu’il en coûtait de s’opposer à sa patronne. Cette dernière poursuivit ses vitupérations. Les salaires étaient une vraie misère, la production vivrière à peine capable de subvenir aux besoins quotidiens et le prix garanti du cacao avait été étranglé de façon drastique. Les familles ne réussissaient plus à réunir les frais d’écolage. Les écoles publiques débordaient. Jusqu’à quatre-vingts élèves par classe ! Un filet troué, voilà ce qu’était désormais le système éducatif. Un vivier offert, paumes ouvertes, aux vendeurs de rêve ! Un réservoir à terroristes ! Elle traversa la pièce et se campa devant la baie vitrée qui donnait sur le parc de la présidence, jetant un coup d’œil désabusé aux chauffeurs en livrée qui attendaient patiemment près des grosses berlines. Son mari ne tarderait pas à sortir. Il ferait quelques courses puis se rendrait à une levée de fonds qu’il s’empresserait de gérer à sa façon. Bon sang, on avait quand même fait ce qu’il fallait. Ils n’étaient pas restés à se tourner les pouces. Si ?

La jeune fille réfléchit. Les campagnes de planification familiale avaient traversé le pays au cours des années précédentes. Mais, elles s’étaient heurtées aux traditions natalistes. Les familles s’entêtaient à vouloir des enfants. Ils étaient la garantie d’une retraite additionnelle, quitte à se retrouver pendant des années avec une flopée de bouches à nourrir qu’on ne pouvait envoyer à l’école. Et, de toute façon, le recul de la mortalité infantile était de fait l’un des principaux moteurs de hausse démographique. Pourtant, elle en avait la certitude, la maîtrise de la fécondité était la clef et devait devenir l’objectif majeur du gouvernement.

Comme si elle avait secrètement perçu les pensées de sa protégée, sa supérieure tourna la tête vers elle. La présidente visualisa, glissés dans un maroquin gris, les derniers contrats que le ministère des Travaux publics avait dû signer avec les émissaires chinois, le couteau sous la gorge. Elle eut un mauvais rictus et reprit sa diatribe de plus en plus incohérente. Comment pouvaient-ils croire que l’État était à même d’offrir une place à tous ? La frustration avait envahi les campagnes. L’exode rural explosait. Les villes implosaient. La jeunesse se morfondait. Chaque nuit, les trottoirs se couvraient de cartons et chacun s’installait comme il le pouvait, femmes et enfants compris. Au coin des rues, les recruteurs guettaient les plus désespérés. Leurs yeux inquisiteurs repéraient rapidement ceux qui pensaient qu’ils n’avaient rien s’ils n’avaient pas tout. Pour quelques dollars, des adolescents prenaient pour l’horizon les mirages qu’on leur faisait miroiter. Les fous de dieu pouvaient envisager la poursuite de leurs attaques en toute sérénité. Le vivier n’était pas prêt à s’assécher. Elle songea au futur mariage de sa fille qui avait décidé, cette idiote, d’épouser un de ces satanés Yankees. Quelle idée lui avait traversé l’esprit de l’envoyer faire ses études aux États-Unis ? Ça allait lui coûter un bras cette histoire. La signature qu’elle avait accepté d’apposer quelques jours auparavant au bas de l'attribution du permis d'exploitation minière des Territoire du Nord n’y suffirait pas. Elle crut qu’elle allait s’étouffer. Elle éructa et palpa de façon méthodique son abdomen cherchant une fraction de seconde à s’en créer une représentation mentale. Soudain, elle se tut. Plissant les yeux, elle se mit à épier sa secrétaire. Sa confiance restait limitée.

Rédigé par Fragon

Publié dans #nouvelle en friche

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article