Les adresses à vivre 1

Publié le 28 Avril 2019

Chapitre 1

 La première adresse se trouve près de l'océan. Les odeurs en traversent la ville. Le bateau de pêche n'est jamais très loin. Il doit attendre sur un quai le signal du départ. C'est un appartement très simple. Un canapé de skaï noir recouvert de moumoute rouge. Une table basse en trapèze comme on le fait à cette époque, à quatre pieds de métal anthracite et figés sur le carrelage. Gare à qui y laisse le pied ! Il n'y a pas de chambre dans ma tête. Une simple succession de clichés fixes. Sur la table, on a déposé des verres colorés aux couleurs de cartes à jouer : as, pique, trèfle et carreaux. Les verres sont rugueux, opaques, granuleux. Je sens mon ongle qui gratte pour sentir sous la pulpe du doigt le contact désagréable. Que peut-on boire dans ces verres-là ?

Je suis née sur un grand boulevard bordé d’arbres parmi les maisons bourgeoises, de celles que nous n'habiterons jamais, dans lesquelles rarement on peut entrer, invités par une connaissance. Quand ça lui prend, elle m'y emmène, la voiture ralentit, elle me montre du doigt. La cigarette mentholée à la main. Presque élégante. Tu es née là. Tu vois ? Tu t'en souviendras ? Elle insiste. J'opine de la tête sans bien comprendre pourquoi elle y tient tant. Je suis encore petite. Les joues pleines au départ et tiédies par le soleil ensuite.

Dans l'appartement, peu de pièces. Il y en a une qui sert au repassage. Elle est contigüe au salon. Je ne sais pas ce que laisse entrevoir le balcon. Un parking peut-être. Nous ne sommes pas hauts. J'imagine que je peux voir la rue. C'est dans cette pièce, celle à côté de la salle de repassage que je collerai ma bouche à la rallonge. Baiser mortel qui ne m'emportera pas, mais qui laissera sur mon visage, une cicatrice durcie par le temps que je mâchonne quand l'angoisse me prend. À moins que cela ne soit l'excitation ou la peur et la colère. Elle me dit que j'ai survécu. Elle m'a emportée dans ses bras, a couru, dévalé, appelé au secours, la prise encore collée à la lèvre inférieure. Je m'en suis bien sortie, il ne m'en reste que la peur des compteurs qui refusent de disjoncter.

 

On ne vit pas longtemps à cette adresse. Tout a désormais disparu, il m’est impossible de la retrouver.

Rédigé par Fragon

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L
La nostalagie serait-elle du bonheur en viager ?
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F
et pourquoi pas, en effet ?